Sonia Wieder Atherton
sonia
/ Bozar, Salle Henry Le Boeuf

[sold out] Sonia Wieder-Atherton, Sarah Rothenberg & Chantal Akerman

D’Est en Musique

D'Est en Musique

Lise Bruyneel en entretien avec Sonia Wieder-Atherton

Mercredi matin, -8°C. Un blizzard comme on en connaît peu à l’Ouest, le temps parfait pour dialoguer avec Sonia Wieder-Atherton autour D’Est en musique. À l’arrivée devant sa porte, son violoncelle résonne. Ce son tellement profond qu’elle a forgé pendant des années, y compris pendant deux ans dans le Moscou des années 1980, le son qu’elle ne s’arrêtera jamais de creuser. Puis cette envie, soudain, qu’elle continue sans qu’elle remarque que je l’attends, là, juste à l’extérieur. Mais il fait polaire, et puis on a rendez-vous, alors je passe la tête derrière la fenêtre, elle me voit, le son s’éteint, une porte s’ouvre. Les dernières résonances s’envolent pour faire place à une rencontre de chair et d’os, qui se révélera d’une intensité inoubliable.

 

Bien avant D’Est en musique, il y a d’abord un long métrage de Chantal Akerman, D’Est, tourné avec des moyens très réduits en Europe de l’Est au tout début des années 1990. Elle sillonne l’ancien bloc de l’Est, du printemps à cet hiver de là-bas qui n’en finit jamais. Il n’y a pas de dialogues, mais les regards sont soutenus. Des gens font la queue, marchent ou attendent le bus, souvent dans l’obscurité, souvent dans la neige boueuse. D’autres préparent un thé, regardent la caméra, nous dévoilent leurs intérieurs. Parfois, aussi, on ne voit qu’une fenêtre. Quelque chose s’est sans doute passé, mais on n’en saura pas plus – le documentaire frôle la fiction.  « Ces visages d’Est, je les connaissais, ils me faisaient penser à d’autres visages. Et ces files d’attente, ces gares, tout cela résonnait en moi, faisait écho à cet imaginaire, à ce trou dans mon histoire… » (Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste). Comme dans la musique russe, qui peut traduire avec une force phénoménale ce que les mots n’ont pas le droit de dire, le constat n’est pas explicite : tout est exprimé dans une zone de non-dit.

 

D'Est

Sonia Wieder-Atherton avait déjà joué un rôle dans la création de ce film : « Son D'Est m'a fascinée, sans la musique. Ça a été pour moi comme une élégie, ça a été extraordinaire. On avait d'ailleurs cherché des musiques ensemble, il y a du Chaliapine, il y Natalia Shakhovskaïa qui joue dedans. » La violoncelliste connaissait en effet le terrain, grâce à ses études à Moscou, à une époque où c’était le Quai D’Orsay qui avait dû organiser l’échange d’étudiants entre la France et l’URSS. « L’Est m’attirait. Au-delà de la littérature, il y avait ce son que j’entendais : il était différent, comme une autre langue dont vous aimez la mélodie, mais dont vous n’arrivez pas à percer le mystère.’

 

‘J’ai découvert là-bas un enseignement fondamentalement différent, qui prend beaucoup plus de temps : on creuse très longtemps son rapport à l’œuvre, au contraste, le rapport à ses peurs, au monde — bien au-delà de l’art de bien jouer son instrument. C’était à la fois un travail extrêmement intense et très dirigé, et en même temps un travail qui ouvrait beaucoup d’horizons, transmis dans une forme d’urgence. Et puis il y avait aussi le fait d’être à l’étranger, face à soi-même, de connaître ce régime, ce pays, cette culture, ce quotidien très rude. C’est inséparable de mon expérience. » La Russie est restée très présente dans la vie de la violoncelliste, elle y est retournée souvent jusqu’à l’invasion de l’Ukraine en 2022, nous y reviendrons. Ce qui perdure aujourd’hui le plus en elle, plus encore que son attachement au répertoire slave, c’est surtout cette approche singulière du son.

 

La bande-son du film D’Est est presque exclusivement faite de son direct, c’est-à-dire le son d’ambiance capté au moment du tournage des images. On devine certains dialogues, mais à l’arrière-plan. Parfois, c’est un bruit de cuiller ou de chariot que l’on pousse. La musique est aussi là, dès l’origine. Quasiment chaque fois qu’elle se fait entendre, on la voit à l’écran : au concert, en famille ou au bal. Et chaque fois qu’elle s’invite dans les images, le film prend une tournure et une force différentes. Les longs plans fixes, les travellings qui étirent le temps appellent la musique de toutes leurs forces — et c’est ici que l’on arrive au projet de ce soir.

Je pense que la musique donne à imaginer ce à quoi les gens pouvaient penser. C'est comme si la musique libérait une sorte d'imaginaire de ce qui se passe dans l'intérieur des gens.
Sonia Wieder-Atherton

« D'Est en musique, c'est vraiment la chose qu'on a créée ensemble. Nos deux univers se sont réunis pour créer cet objet » continue Sonia Wieder-Atherton. « J'ai parlé à Chantal de ce rêve que j'avais d'essayer quelque chose avec la musique sur D’Est. Elle m’a laissée absolument libre et j'ai passé une semaine de résidence à expérimenter des pistes. » La violoncelliste donne corps à des intuitions, elle confronte plusieurs pièces à différentes séquences : ce n’est qu’en vivant ce dialogue qu’elle se rend compte de ce qui ouvre des portes et ce qui ne fonctionne pas. « Je me souviendrai toujours de la scène que j'ai montrée à Chantal quand elle est venue, c'était le bal, qui arrive à la fin, ce bal dans le Grand Hôtel de Moscou. Nous jouons un Adagio de Prokofiev dessus, au lieu d'avoir le son direct de la scène du film. Et Chantal a été stupéfaite. Elle a adoré. Elle a dit qu’on allait continuer ensemble. »

 

« Chantal Akerman a remonté son film pour D’Est en musique : on a choisi les musiques, les moments, les ruptures, la fin. Chantal a même changé un peu l'ordre de son film pour qu’il se fonde avec la musique. Parfois, on laissait une scène dans le silence, on trouvait que c'était beau. Ça a vraiment été une création d'un objet nouveau, une sorte de concert-images. » C’est quand les frontières artistiques se font oublier pour créer une nouvelle forme de perception que Sonia Wieder-Atherton se sent vivre. « Les œuvres du répertoire sont comme des amis avec lesquels je voyage — je les amène là où j’ai envie d’aller, face au monde, avec ce qu’elles ont à dire. » Engendrer la surprise, c’est aussi faire rejaillir la force de l’œuvre sous une lumière nouvelle.

 

Plus encore qu’un concert-images, aujourd’hui, on parlerait d’installation artistique immersive : « Le film est projeté sur un tulle sombre, qui le rend beaucoup plus fantomatique — avec sa transparence et sa noirceur, mais aussi la double projection propre au tulle translucide, qui flotte comme une résonance du son. Personne n’en revenait parce que Chantal, qui a également créé la lumière, voulait assombrir l’ensemble, toujours plus, jusqu’à la limite du visible. Il y a par exemple un long travelling dans la gare de Moscou, avec des grands murets de marbre blanc. Quand le film arrive sur le marbre, tout à coup, dans ce blanc lumineux, vous découvrez les musiciens derrière le tulle, avant qu’ils ne disparaissent dans les silhouettes des gens, puis réapparaissent à nouveau. C’est alors comme si on rentrait dans l’image, qu'on flottait dans la neige de Moscou. Chantal jouait beaucoup avec ça, l’ombre et la pénombre. »

 

still uit de film d'Est en Musique

D’Est nous fait découvrir les images d’un voyage continu, alors que la musique D’Est en musique saute parfois d’un pays à l’autre, revient en arrière ou développe l’art des détours. Pourtant, il s’agit aussi d’un voyage. « Je pense que les musiques suivent totalement les moments du film, comme si la musique donnait à imaginer ce à quoi les gens pouvaient penser. Quand ils sont dans les queues, qu’on les voit regarder de face, c'est comme si la musique libérait une sorte d'imaginaire de ce qui se passe dans l'intérieur des gens. »

 

La version 2024 ne peut pas être la même que la version initiale : on ne peut pas nier l’état du monde… « D’Est en musique commence dans un champ de pommes de terre en Ukraine, avec des femmes qui font la récolte. Je me suis dit qu’on ne pouvait pas laisser le spectacle tel quel : il y avait beaucoup de musique russe dans les premières séquences, c’était comme si la Russie mangeait toute l'Europe de l'Est. J'ai donc fait des petites modifications qui ne changent rien au montage : en commençant par un Kaddish de Ravel sur des chants d’Ukraine, j'ai trouvé une manière que je pense assez forte pour marquer comme une reconnaissance de la tragédie actuelle. Je pense que si Chantal avait été là [la cinéaste est décédée en 2015], on aurait travaillé ensemble comme j'ai travaillé là, parce que c'est sûr qu'elle aurait voulu la même chose — mais j'ai dû imaginer sa présence. Le travail de Chantal et son rapport au monde, c'était toujours justement d'être lié au monde. Et, en étant lié au monde, on ne peut pas faire abstraction de cette guerre monstrueuse. À l’époque du tournage, elle avait dit qu’elle était allée à l’Esttant qu'il est encore temps’. Cette phrase était terriblement prémonitoire. »

 

Lise Bruyneel

 

Photo © Carole Bellaiche / images du film D'Est - collections CINEMATEK © Fondation Chantal Akerman

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