israelis brünnlein

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contexte

israelis brünnlein

La fonction de cantor à Saint-Thomas de Leipzig est spontanément associée au nom de Jean-Sébastien Bach, qui y passa toute la fin de sa vie, de 1723 à 1750. Son activité de compositeur et de directeur musical constitue en fait le couronnement de deux siècles de cantorat à Leipzig, non exempts de noms illustres. Un de ses plus tameux prédécesseurs fut sans conteste Johann Hermann Schein (1586-1630), qui occupa la fonction à partir de 1616 jusqu'à sa mort prématurée. Schein développa à Leipzig une étonnante activité musicale, dont on peut mesurer l'étendue dans pas moins de dix volumes édités de son oeuvre, il se révéla en outre comme un grand maître dans tous les genres musicaux de l'époque, tant instrumentaux que vocaux, influencé par l'Italie et par l'esprit du madrigal, il avait également beaucoup d'aisance dans le domaine de la chanson profane allemande d'inspiration amoureuse ou étudiante, mais aussi dans ceux de la canzona instrumentale et du motet, qu'il soit en latin ou en allemand.

C'est dans l'avant-propos du Banchetto musicale, son recueil de danses paru à Leipzig en 1617, que Schein formulait son credo musical. Il y écrit qu'il entend composer "pour servir la méditation et la dévotion chrétienne lors de la célébration de services religieux, mais aussi pour apporter un peu de divertissement lors de réunions entre honnêtes gens". En d'autres termes, son intention musicale était au service tantôt de la liturgie, tantôt du monde profane en quête d'agrément et de délassement "décents". Ces deux répertoires devaient ainsi constituer toute la pratique musicale terrestre, envisagée sous cet angle comme un avant-goût de la perfection de la musique céleste, expression perpétuelle de la louange à Dieu. Dans cette échelle hiérarchique, la musique religieuse se trouvait au sommet, mais la musique profane n'était en aucune façon exclue, puisqu'elle avait sa place dans l'ordre du monde. Dès lors, on ne s'étonnera guère que la musique religieuse ait recouru à des méthodes de composition issues du répertoire profane : le message spirituel devant être transmis avant tout avec un maximum de conviction, les premiers compositeurs baroques n'hésitèrent pas à mettre au service de leur idéal religieux les plus récentes inventions issues des des nouvelles tendances de la musique profane.

Les compositeurs allemands d'obedience protestante se montrèrent tout particulièrement réceptifs à l'égard des nouveautés venues d'Italie. Johann Hermann Schein fut parmi les premiers à adhérer avec enthousiasme à ces techniques de composition, bien qu'il n'ait pas étudié à Venise comme avait pu le faire son ami Heinrich Schütz... Mais il faut dire que ce répertoire "moderne" italien était déjà largement diffusé en Allemagne, notamment depuis la parution à Francfort (1609) du premier recueil de musique sacrée soliste avec basse continue, les Cento concerti ecclesiastici (1602) de Lodovico Viadana (c.1560-1627). Que Schein ait ajouté au titre de son propre recueil "Fontaine d'Israël". (Fontana Israel, Israelis Brünnlein) l'indication suivante : "auf einer italian madrigalische Manier" (à la manière d'un madrigal italien) n'est pas étonnant : il faisait une référence explicite au genre par excellence de la musique profane italienne du XVIe siècle, véritable laboratoire d'expérience des compositeurs en matière d'expression musicale des images et des émotions dictées par le texte. On sait à quel point ce besoin d'expression s'est intensifié au début de l'époque baroque, jusqu'à une profonde remise en cause des règles de composition propres à la polyphonie de la Renaissance. Cet accroissement de l'affect passait par des intervalles mélodiques inhabituels, des contrastes rythmiques extrêmes et des "dissonances" strictement défendues jusqu'alors…

L'Israelis Brünnlein de Schein se présente ainsi comme une suite de vingt-six madrigaux sur des textes spirituels allemands, transplantant la musique profane italienne d'avant garde sur des textes bibliques, en général brefs, issus de l'Ancien Testament, Mis à part une composition à six voix, toutes les autres sont à cinq voix et basse continue, une distribution qui une fois encore renvoie au madrigal dans sa forme la plus classique. L'adjonction de la basse continue suit également l'exemple italien. Mais la dimension madrigalesque se retrouve principalement dans sa manière de traduire le texte, de le transposer instantanément en musique, avec une intensité inouïe. La musique suit pas à pas le texte, ce jusqu'à la moindre nuance - comme dans le madrigal Siehe, nach Trost war mir sehr bange, où le mot initial, ‘Siehe’ (vois), chanté très lentement, capte l'attention sur les mots suivants (chercher la consolation m'effrayait si fort). En dehors de l'insistance sur le mot ‘bange’ (maintenu un instant au sommet de la phrase mélodique), il convient de signaler ici un phénomène singulier, l'enlacement complexe des voix, un mode d'écriture contrapuntique acquis notamment grâce à l'étude des oeuvres de Roland de Lassus. Cet exemple montre une nouvelle fois l'attachement des premiers compositeurs allemands de l'époque baroque à la grande tradition polyphonique, en dépit des innovations d'inspiration italienne.

La phrase suivante offre un effet de contraste total : Du aber hast dich meiner Seelen herzlich angenommen (Toi toutefois tu as accueilli mon âme de tout coeur) : les voix, regroupées par trois de manière variable, "déclament" avec conviction le message : plus d'angoisse, mais une foi sincère dans le Seigneur. Après la clôture à cinq voix daß sie nicht verdürbe (puisse-t-elle ne pas se corrompre), suit un passage à forte charge dramatique, avec une saisissante ligne mélodique descendante sur Du wirfest alle meine Sünde hinter dich zurükke. Sur Denn die Hölle lobet dich nicht, so rühmet dich der Tod nicht (Car l'enfer ne te loue pas, pas plus que la mort ne te glorifie) les deux voix supérieures font une pause ; dans ce passage le compositeur s'attarde sur le monde inférieur, celui de la mort et des ténèbres, On peut difficilement imaginer contraste plus frappant avec la phrase musicale qui suit : Sondern die da Leben : le ciel s'éclaircit, tout devient lumineux. Schein passe à une mesure ternaire, naturellement dansante. Finalement, les mots Loben dich, wie ich jetz tu (ils te louent comme moi je le fais à présent) seront plusieurs fois répétés, comme un cri jubilatoire, le sommet grandiose d'une composition parfaitement unitaire. Dans chaque madrigal, le texte représente l'alpha et l'omega de l'art de la composition. La dimension oratoire a recours à tous les procédés de la rhétorique : répétitions emphatiques, insistances sur les pauses entre les phrases, accélérations et ralentissements qui ont tous pour but d'emporter l'auditeur dans le feu des sentiments ou de l'action. Le fondement du compositeur, la parole, impose un type d'écriture essentiellement syllabique (un ton par syllabe) et un respect scrupuleux de l'accentuation linguistique (une note longue sur une syllabe accentuée). Qu'il s'écarte de la déclamation syllabique en recourant à d'amples mélismes, comme dans les premières mesures du madrigal Die mit Tränen säen ( x qui sément dans les larmes) où serpente une mélo fortement chromatique, c'est pour mieux exprimer la peine infinie et la douleur insupportable des exilés.

Ces ceuvres musicales où tout procède du texte et de la parole requièrent une écoute attentive. L'inspiration qui anime le compositeur, l'engouement qui l'exalte tendent à enflammer à son tour l'auditeur sensible à cette émotion. Ce n'est qu'alors que ce répertoire se révèle dans sa splendeur, toute en éloquence et en intimité, ce modelage parfait de latinité et de gravité luthérienne. Longtemps demeurée dans l'ombre de la Geistliche Chormusik de Schütz, l'oeuvre de Schein apparaît aujourd'hui comme l'une des grandes richesses du répertoire spirituel protestant; elle constitue en outre l'un des monuments importants de la musique allemande au début de l'ère baroque.

texte: Ignace Bossuyt
 

PROGRAMME complet

Johann Hermann Schein (1586-1630)

Israelis Brünnlein - Geistliche Madrigale zu 5 & 6 Stimmen und Generalbass

    1. Herr, ich bin dein Knecht
    2. Freue dich des Weibes deiner Jugend
    3. Die mit Tränen säen
    4. Ich lasse dich nicht
    5. Dennoch bleibe ich stets an dir
    6. Wende dich, Herr, und sei mir gnädig
    7. Zion spricht: Der Herr hat mich verlassen
interludium (orgel solo)
    8. Da Jakob vollendet hatte
    9. Lieblich und schöne sein ist nichts
    10. Ist nicht Ephraïm mein teurer Sohn
    11. Ich freue mich im Herren
    12. Herr, laß meine Klage
    13. Siehe, nach Trost war mir sehr bange
interludium (luit solo)
    14. Ach Herr, ach meine schone
    15. Was betrübst du dich, meiner Seele
    16. O, Herr Jesu Christe
    17. Lehre uns bedenken

 

Image © Foppe Schut