Das lied von der erde

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programme 

Gustav Mahler (1860-1911)

Das Lied von der Erde, eine Symphonie für eine Tenor- und eine Alt- (oder Bariton-) Stimme und Orchester (arr. Reinbert de Leeuw, 1938-2020)

textes: Hans Bethge(1876-1946), Die chinesische Flöte

  1. Das Trinklied vom Jammer der Erde
  2. Der Einsame im Herbst
  3. Von der Jugend
  4. Von der Schönheit
  5. Der Trunkene im Frühling
  6. Der Abschied

 

contexte

Das lied von der erde

1907 est une année pénible pour Gustav Mahler. À peine deux jours après la mort tragique de sa fille de quatre ans, on lui diagnostique une faiblesse cardiaque qui lui sera fatale quatre ans plus tard. La même année, il décide de démissionner de l’opéra de Vienne après avoir été victime d’odieuses attaques antisémites dans la presse. Mahler traverse une crise existentielle et est pénétré par la conscience de sa propre mortalité. Ainsi grandit en lui le besoin intérieur de résumer l’ensemble de son œuvre dans un témoignage universel sur la vie et la mort. À la recherche de textes pertinents, Mahler découvre La flûte chinoise, un florilège de lyrisme chinois traditionnel traduit par Hans Bethge. Il retravaille intégralement sept de ces poèmes, et plus encore, il y ajoute des vers de sa main. Son ambition va en effet au-delà de la composition d’un cycle de lieder. Les poèmes réunis forment le point de départ d’une symphonie véhiculant un message global : les adieux personnels de Mahler au monde.

 

Un cycle de lieder symphonique en six mouvements

Dès la première note, de Das Trinklied von Jammer der Erde (Chanson à boire de la douleur de la Terre), Mahler sort le grand jeu afin de donner toute la force nécessaire à la lamentation d’un ivrogne, incarné par le ténor. Pourquoi la nature renaît-elle dans un cycle éternel alors qu’une vie humaine ne dure même pas cent malheureuses années ? La valse tourbillonnante atteint un climax lorsque le poivrot évoque l’image insensée d’un singe poussant des cris stridents. Mais c’est la sombre conclusion de chaque strophe qui reste, martelée tel un mantra : « Sombre est la vie, sombre la mort ».

Après cette ouverture houleuse, la pièce s’enfonce dans la mélancolie lasse de Der Einsame im Herbst (Le Solitaire en Automne). Un fragile jeu d’ensemble du violon et du hautbois illustre le froid glacial. L’alto pleure l’absence d’amour tandis qu’il considère des fleurs de lotus flétrissantes. L’orchestre dessine des lignes particulièrement laconiques et stylisées, telles des estampes chinoises.

Le ténor apparaît à nouveau dans Von der Jugend (De la Jeunesse), une joyeuse chinoiserie dans laquelle des ritournelles pentatoniques esquissent une scène insouciante. Quelques jeunes gens s’amusent dans un pavillon de porcelaine au milieu d’un étang. Notre attention est détournée vers le reflet de cette image dans l’eau. S’agit-il de la réalité ou d’une illusion ?

Von der Schönheit (De la Beauté) baigne dans la même atmosphère radieuse. Au bord d’une rivière, des jeunes filles cueillent des fleurs de lotus, lorsque de jeunes hommes passent en galopant à toute allure. La palette de sonorités sensuelles de l’orchestre du début se transforme tout à coup en une musique de marche survoltée.

Dans le cinquième mouvement, l’ivrogne réapparaît. Der Trunkene im Frühling (l’Homme ivre au Printemps) a passé le cap du désespoir et jette son dévolu sur le vin. Un petit oiseau annonce par son gazouillement l’arrivée du printemps, mais il n’en a que faire.

D’énormes coups de massue déchirants du contrebasson et du tam-tam retentissent au début de Der Abschied (L’adieu). Le scherzando des trois lieder précédents se transforme en amère gravité. Un sombre récitatif, dans lequel la voix alto et la flûte évoquent à nouveau la froideur automnale du deuxième mouvement, fait lentement place à une ode exaltée à un monde « ivre d’amour et de vie » et à un soupir de désespoir à l’idée que la fin est inéluctable. Lorsque la harpe suggère une rivière clapotante, on entend pour la première fois l’appel idyllique de la terre. Avec des motifs pentatoniques ascendants, la flûte empruntera plus tard les tendres chemins de l’immortalité. Le tragique arrive à son apothéose lorsque l’orchestre entame une marche tout à fait typique de Mahler. On entrevoit le fil rouge parcourant l’ensemble de son œuvre, le dénouement approche. On dirait que Mahler s’adresse à nous personnellement, comme lorsqu’un ami revient après une longue absence : « Je vais dans les montagnes, je cherche le repos. » Le drame foudroyant de l’adieu fait place à la résignation, l’essence de l’être humain s’élève dans l’éternelle lumière bleue de la terre.

 

L’arrangement de Reinbert de Leeuw

Cette nouvelle transcription de Reinbert de Leeuw s’inscrit dans le prolongement d’une tradition installée par Arnold Schönberg en 1918. Son « Association pour les exécutions musicales privées » constituait la scène par excellence de la musique nouvelle. Dans les salles de concert, l’avant-garde était souvent négligée par les musiciens et dévalorisée par la critique. C’est pourquoi l’association engagea les meilleurs interprètes afin de présenter chaque semaine des concerts minutieusement étudiés à un public trié sur le volet. La presse n’était pas la bienvenue, les applaudissements ou huées interdits. Outre de la musique pour piano et de la musique de chambre, on y présentait également des pièces pour orchestre dans des adaptations pour quintette à cordes, vents, piano et harmonium.

Cette version de Das Lied von der Erde est elle aussi écrite pour une formation similaire. Reinbert de Leeuw a toutefois conservé certains instruments essentiels à la spécificité de l'œuvre. Ainsi, la sonorité morbide du contrebasson est indispensable au début de Der Abschied, et seul le timbre éthéré de la harpe se prête à l’incarnation de l’idylle ou de l’éternité. Reinbert était évidemment conscient de la perte de volume et de spatialité qu’impliquait cette version, mais il y voyait également des avantages. En effet, grâce à cette instrumentation réduite, il devient possible de parvenir, dans les parties vocales, au pianissimo si souvent requis par Mahler, et de suggérer davantage encore la symbolique de la poésie chinoise dans toute sa délicatesse. L’orchestre lui-même peut également s’épanouir pleinement et s’en donner à cœur joie dans une forme de musique de chambre extrêmement communicative.

Après notre première de Das Lied von der Erde au Festival de Saintes, Reinbert nous a convaincus d’enregistrer l'œuvre assez rapidement. Nous ne pouvions pas deviner la véritable raison de son empressement, même si, les derniers temps, nous avions remarqué que sa vieille carcasse montrait des signes de fatigue. Pendant les enregistrements, Reinbert était plus inspiré que jamais, il semblait s’identifier complètement au message de l'œuvre.

Lorsque, quelques semaines après les sessions, il annonça qu’il prenait lui aussi congé de la vie, nous avons été très affectés. En même temps, nous comprenions tout à coup pourquoi il s’était jeté comme un possédé sur la musique de Mahler au cours des derniers mois. Voyant sa fin approcher, il était persuadé qu’avec ce tout dernier enregistrement, il pouvait encore apporter quelque chose d’essentiel à l’interprétation de Das Lied von der Erde. Jusqu’au moment de sa mort, l'œuvre ne l’a plus quitté...

texte: Thomas Dieltjens

translation: Géraldine Lonnoy, François Delporte