Claron

Crossroads avec Claron McFadden

Lisez l'interview avec l'artiste du festival

Le Klarafestival 2024 accueille la soprano américaine Claron McFadden, artiste phare du festival. Il y a plus de 30 ans, Claron quittait les États-Unis pour l'Europe. Depuis, elle s'est donné pour mission de rassembler les générations, de transcender les genres et de relier les traditions. Le thème Crossroads lui sied donc à merveille, selon ses propres dires. Nous nous sommes entretenus avec elle du métissage dans son approche artistique ainsi que de l'avenir de la musique classique.

 

Comment avez-vous découvert la musique classique d'Europe occidentale ? 

Claron : À six ans, j'ai suivi les enseignements d’une professeure de musique qui avait une voix lyrique, que je trouvais bizarre quand j'étais enfant. Moi, j'ai grandi dans le gospel, le funk, la soul. Elle nous a ouverts à un large éventail de genres, d'Arlo et Woody Guthrie aux Beatles, en passant par la musique classique d'Europe occidentale. Grâce à elle, j'ai rejoint une chorale d'enfants où, à l'âge de huit ans, j'ai chanté Jésus que ma joie demeure de Bach. À un moment donné, la rythmique bascule. C'était mon premier contact avec l'art du contrepoint, mais bien sûr, à l'époque, je ne comprenais pas du tout ce qui se passait. Cela m’a chamboulée. Je me suis sentie reliée à quelque chose qui nous dépasse, l'univers ou l’infini. 

 

Que recherchez-vous dans la musique ? En tant qu’artiste, où trouvez-vous votre motivation ?

Systématiquement, je me pose toujours les trois mêmes questions. D’abord, ma curiosité est-elle éveillée ? Toute ma vie, j'ai été avide de découvrir de nouveaux sons, de nouveaux goûts, de nouvelles expériences. J'ai besoin de cette impulsion, sous peine de tomber dans la routine. Ensuite, je me demande si cela peut me faire progresser, même un tant soit peu. La diversité des chants, des ambiances et des styles m’intéresse au plus haut point. Enfin, je veux ressentir une communion avec mes semblables. Une chanteuse endosse souvent le rôle de soliste. Moi, je raisonne beaucoup plus comme une chambriste. Je suis toujours en prise avec ce qui se passe autour de moi, que je sois sur scène avec un pianiste, un petit ensemble ou un grand orchestre. Même le percussionniste du dernier rang doit sentir que nous créons ensemble. Ce sentiment est à l’origine de grands moments musicaux. C’est ce qui me nourrit. Un projet ne doit pas forcément cocher toutes ces cases. Si la réponse à deux de ces trois questions est « oui », alors je me lance.

 

Vous avez la soif d’apprendre. Avez-vous une préférence pour un type de musique particulier ?

Je pense que certaines musiques résonnent plus en nous que d'autres. Je suis d'un tempérament enjoué et énergique, mais il m'arrive aussi d’être en proie à la mélancolie. Je me sens donc souvent attirée par la musique qui éveille ma mélancolie intérieure et la cultive. Il est extrêmement important de savoir ce qui résonne en nous. C'est quelque chose que j'essaie de transmettre aux étudiants, aux jeunes et aux personnes que je rencontre. Je travaille beaucoup en improvisation libre et je perçois immédiatement les chemins que l’on emprunte quand on se libère de sa peur et qu'on se laisse porter par son intuition. C'est essentiel pour trouver intuitivement son timbre de voix en tant qu'artiste.

 

Vous-même, vous n'avez trouvé votre propre voix que progressivement. 

Je me suis mise au hautbois à l'âge de huit ans, mais je me suis rendu compte plus tard qu'il me serait plus facile de trouver mon timbre en donnant de la voix qu'en faisant vibrer une anche. De 15 à 18 ans, j'ai été hautboïste dans un orchestre de jeunes et, la dernière année, je me suis lancée comme soliste, mais au chant cette fois. Au cours de ma formation vocale au Conservatoire de Rochester, j'ai été en contact avec un ensemble de musique Renaissance. J'ai d’emblée ressenti une grande affinité, vu mon bagage gospel, où les harmonies sont aussi très importantes. Puccini, Verdi : j'ai été formée au bel canto. J'étais un drôle d'oiseau qui s'intéressait à la fois au jazz, à la musique ancienne et contemporaine. Ma passion de la musique ancienne m'a finalement amenée en Europe.

Claron

Ce départ des États-Unis pour l'Europe est également le fil rouge de la nouvelle comédie musicale Chez Bricktop, présentée en première au Klarafestival.

Après la Première Guerre mondiale, beaucoup d’artistes, musiciens et écrivains afro-américains ont émigré en Europe. Pendant la guerre, les Noirs américains ne pouvaient pas se battre aux côtés des soldats blancs. L’armée les transférait aux Français. Ils ont combattu avec bravoure et ont été accueillis en héros. Nombre d'entre eux sont restés et ont importé leur culture. Pourtant, je n'en avais jamais entendu parler étant enfant. Ils ont été effacés des livres d'histoire. J'avais envie de remettre les pendules à l’heure. Je voulais leur rendre la voix qui leur avait été enlevée. En me plongeant dans leur vie, j'ai découvert que ces gens étaient non seulement très instruits, mais qu'ils se sentaient bien en Europe, qu'ils y avaient été acceptés. Comme quand j’ai débarqué aux Pays-Bas il y a 40 ans. On a vu en moi d'abord l’être humain avant de voir la femme noire. Il était donc important pour moi de retracer ces étapes 100 ans plus tard. C'est comme ça que je me suis retrouvée à interpréter le rôle d’Ada Bricktop. C'était une personnalité emblématique, à la tête d’une boîte de nuit légendaire à Paris, et pourtant je n'avais jamais entendu parler d'elle. Nous étions d'abord partis sur un concept de récital de musiques française et américaine avec la pianiste Claire Chevallier. Le projet s’est progressivement transformé en comédie musicale sous la forme d'une émission de radio. Le lieu créé par Ada Bricktop était une plaque tournante, un carrefour où convergeaient des personnalités d'horizons différents et où chacun – blanc, noir, riche, désargenté, Français, Américain – était le bienvenu. Elle était le ciment de toutes ces rencontres.

 

Nos entretiens ont débouché sur le thème Crossroads. Comme Ada Bricktop, votre vie est jalonnée de carrefours, qu'il s'agisse de votre parcours ou de la manière dont vous reliez les traditions, les styles et les générations.

Je me tiens à un carrefour et j'essaie de rester au milieu du trafic, au centre, là où les styles et les générations se croisent, se rencontrent, se heurtent et, à partir de ce point, suivent leur propre voie. J'ai 62 ans. Beaucoup de personnes de ma génération ont depuis longtemps cessé de chanter et préfèrent enseigner. Le but de mon existence n'est pas d'être un professeur, mais plutôt d'être un mentor, de tendre un miroir à quelqu'un. En début de carrière, on me regardait bizarrement parce que je touchais à plusieurs genres musicaux. Certains styles me convenaient mieux que d'autres, mais ils influençaient tous mes choix musicaux et créaient un large éventail de possibilités d'expression. Je constate qu’aujourd'hui, beaucoup de jeunes s’enferment dans des cases. Ils pensent qu'ils doivent s'en tenir à une seule tradition, à une seule façon de chanter. Je considère qu'il est de mon devoir de leur faire découvrir que cette histoire ancienne et variée de la musique est en réalité un coffre aux trésors, une source inépuisable de connaissances, avec laquelle ils peuvent tisser leur propre récit. 

 

Est-ce la raison pour laquelle vous interprétez Jesus' Blood Never Failed Me Yet de Gavin Bryars avec les étudiants ?

Oui, parce que je crois que les jeunes font souffler un vent nouveau. Je veux aller chercher cette fraîcheur. Je pense qu'il est essentiel de laisser les étudiants participer à l’organisation de la soirée. On n’est pas dans le schéma où on vient interpréter le morceau et puis on rentre chez soi. Il y a une manière de construire ce moment. Je préfère parler de « playlists ». Il y aura une série de playlists élaborées en direct par les étudiants afin d'initier le public et les artistes au rituel de Jesus' Blood. C'est l'une des raisons qui ont fait que je suis tombée amoureuse de cette pièce, car le spectacle est un rituel collectif. La première fois que j'ai participé à Jesus' Blood en direct, c'était lors d'un marathon organisé par Gavin à la Tate Modern, de 20 heures à 8 heures du matin. À Londres, il y a beaucoup de SDF. Ils avaient été invités à assister au concert, comme tout un chacun. Tout le monde était connecté et nous avons joué jusqu’aux petites heures. Certains tombaient endormis, d'autres allaient et venaient ; Gavin a joué du début à la fin. Pas une seule fois il n'est allé se reposer. Cela m'a beaucoup touchée. Si quelqu'un est si généreux, me suis-je dit, c'est que sa musique l'est aussi. J'aime sa musique. Elle a ses propres règles, ses propres codes. Elle recèle une certaine complexité. Je pense que c'est là que réside l'avenir de la musique contemporaine : complexe, mais tonale.

 

On pourrait en dire autant de la musique de David Lang, un compositeur avec lequel vous entretenez aussi des liens particuliers.

J'ai rencontré David il y a quelques années. Il m’avait invitée à chanter un petit extrait de son nouvel opéra prisoner of the state pour séduire des producteurs potentiels. C’est dingue que, tant d'années plus tard, je chante dans cet opéra, qui vient d'être créé en Belgique. Il y a une certaine vivacité dans sa musique, une complexité et un minimalisme que je trouve tout à fait fascinants. Avec Raphael Aggery, l'un des fondateurs de l'ensemble de percussions TaCTuS, l'idée a germé de donner un concert sur des musiques de David, arrangées par Raphael. Le titre du concert fait référence à just, un morceau de David qui a été utilisé sur la bande originale du film Youth de Paolo Sorrentino. Dans cette pièce, trois voix de femmes convergent. J'ai donc pensé à demander à deux jeunes chanteuses du conservatoire de chanter avec moi. Je ne suis pas une coach qui impose. Je suis une coach qui accompagne. Dans un certain sens, je me trouve aujourd’hui à un carrefour dans la vie, mais je me considère aussi comme un carrefour, comme une espèce de plaque tournante. Un lieu où on se rassemble, comme à un point d’eau. On dit que si veut voir des animaux sauvages en Afrique, il suffit de se rendre à un point d'eau. C'est là qu’ils se rassemblent tous. L’espace d’un instant, ils se côtoient en bonne entente, car ils ont tous besoin d'eau. Il faut que les jeunes comprennent qu'ils sont maîtres de leur intégrité artistique, basée sur les traditions qui les ont précédés. Simultanément, ils doivent rester ouverts, parce que le monde est en constante évolution.

 

Observez-vous ce changement dans votre entourage ?

Des orchestres classiques avec des musiciens de jazz, des danseurs de ballet avec un rappeur, des musiciens de musique ancienne qui interprètent des musiques nouvelles ou inversement, de la musique contemporaine jouée sur des instruments anciens : il y a un tel bouillonnement. Le processus de création aborde une ribambelle de thématiques : protection de l'environnement, droits des personnes de couleur, des LGTBQ+, etc. Je constate que de plus en plus de voix se font entendre et s'unissent pour raconter une histoire commune. L'avenir est en marche. J'ai l’impression que je suis parvenue à un moment de mon existence où le public est prêt à entendre ce que j'ai à dire. Je suis même en plein dedans. Tout le monde vient à moi : jeunes, moins jeunes, Nord-africains, Européens ou Sud-américains... Tous partagent et apprennent les uns des autres. Je souhaite ardemment persuader et inspirer la génération montante de chanteurs à s'ouvrir réellement, à tisser leur propre histoire à partir de tout ce qui les inspire dans la vie. Et puis je suis persuadée que c’est en connaissant le passé que nous pourrons forger l'avenir.

 

 

Interview par Lalina Goddard

Dernières concerts

No results found