become music
découvrez le thème du Klarafestival 2023
S’inspirant de ces mots de l’artiste à l’honneur du festival, Barbara Hannigan, le Klarafestival célèbre la musique comme un « équilibre » magique et fragile. Vous entrez tous ensemble dans une pièce et formez, le temps d’une soirée, une communauté musicale. Vous partagez des climax et des dépressions, de grands moments musicaux ou d’étranges petites surprises. Les nombreuses interactions, souvent inattendues, entre le chef d’orchestre et l’orchestre, entre les musiciens et le public, créent un cocktail sociomusical impossible à reproduire. Un brassage auquel participent toutes les personnes présentes le temps d’un soir – que vous soyez spectateur sur scène, dans la salle ou dans les coulisses. Pour ensemble « faire » de la musique, ou, mieux, « devenir » musique.
A place for hearing
Que diriez-vous si je vous racontais que vous faites partie d’une communauté silencieuse ? De plus, en tant que membre de cette communauté, vous prenez part (de façon sporadique ou régulière) à un rituel collectif. Et pendant ce rituel, vous jouez un rôle actif, musical. Même si vous ne jouez d’aucun instrument ou que vous affirmez ne pas avoir l’oreille musicale. Comment est-ce possible, et à quoi participez-vous précisément ? Permettez-moi de vous suivre en continuant d’écrire.
Vous vous rendez dans un bâtiment situé en ville et tout à la fois distant. Un monument majestueux, imposant, qui annonce : ici, quelque chose d’important va se produire. Un pied sur le seuil et vous voilà partie prenante d’une communauté dotée de ses propres règles du jeu. Ici commence le rituel que vous ne connaissez que trop bien ou que vous allez précisément vivre pour la première fois. La personne au guichet vous tend un billet qui vous donne accès à une salle spéciale, située au cœur du bâtiment.
Mais vous vous rendez d’abord dans un espace intermédiaire qui assure la transition de l’extérieur vers l’intérieur. La personne du vestiaire prend votre manteau. Derrière le bar, quelqu’un vous offre à boire. Vous reconnaissez peut-être un membre de la communauté et faites alors un brin de causette. Ou bien, trempant vos lèvres dans le verre, vous regardez autour de vous, un peu mal à l’aise.
Dans les coulisses, une anecdote du trompettiste déclenche l’hilarité de l’orchestre. Dans sa loge, la chanteuse fait quelques exercices de respiration. Le manager se démène en tous sens pour régler les derniers détails. La présentatrice et l’ingénieur du son effectuent rapidement un dernier test de son.
Vous entrez enfin dans la pièce centrale. Le Saint des Saints. Les centaines de chaises, le revêtement, la scène déserte : tout vous fait sentir qu’il s’agit d’un lieu important. Lentement, la salle se remplit. Si vous entrez pour la première fois dans l’impressionnante salle de concert, vous cherchez un peu gauchement la place qui correspond au code mentionné sur votre billet.
Il n’y a pas que dans la salle que l’on afflue : sur scène aussi, des gens prennent place. Ceux-là font de même partie de la communauté, mais ils s’habillent et se comportent différemment – entièrement vêtus de noir, ils affichent une certaine concentration et accordent leurs instruments tandis que les centaines d’autres membres ne semblent guère y prêter attention. Puis des applaudissements éclatent, un nouveau personnage majeur entre dans la salle. Le chef d’orchestre (plus souvent que « la cheffe d’orchestre », aujourd’hui encore) brandit sa baguette.
Ce paragraphe est basé sur le livre Musicking (1998) de l'ethnomusicologue Christopher Small, qui considère la musique classique comme une activité plutôt que comme un objet d'art.
Equilibrium
À première vue, cette « communauté » a peu de choses en « commun ». Ses membres ont en tout cas des allures très différentes : qui sur son trente-et-un, qui en jeans et baskets, ou encore (pour ceux qui occupent la scène) entièrement de noir vêtus. Ils ne remplissent d’ailleurs pas tous le même rôle : l’un regarde la scène plein d’espoir, tandis que l’autre regarde la salle bondée. Un troisième met des fleurs dans un fond d’eau. La salle réunit une chanteuse mondialement célèbre, un préposé aux fleurs, un mélomane avisé et un novice aux aguets. La probabilité qu’ils se connaissent est faible. Cela vaut d’ailleurs pour l’essentiel des membres de ce groupe : ce sont des étrangers les uns pour les autres, et ils le resteront probablement. Pourtant, ils sont sur le point de partager une expérience très personnelle.
Peut-être considérez-vous un concert de musique classique comme un phénomène de « circulation à sens unique » : tous les nez pointent dans la même direction, vers le chef d’orchestre qui, depuis son pupitre, révèle son interprétation musicale. Ainsi considérée, la musique classique est une expérience très individuelle et contrôlée. Dans le meilleur des cas, la présence de l’autre importe peu ; dans le pire, elle dérange – un téléphone qui sonne, un emballage de bonbon qui crisse, un solo de toux inopportun.
Ou bien vous chaussez d’autres lunettes et découvrez une communauté qui procède à un rituel musical. Alors la « circulation » devient, en amont du concert et pendant celui-ci, si complexe et subtile qu’elle est impossible à réguler. Les interactions, tantôt minimes, tantôt considérables, entre le chef d’orchestre et l’orchestre, entre les membres mêmes de l’orchestre, entre l’interprète et le compositeur (vivant ou non), entre les musiciens sur scène et le public dans la salle, entre le public et le personnel : le résultat de ce cocktail social délivre une expérience musicale absolument unique et impossible à reproduire.
Selon Barbara Hannigan, lorsque toutes ces relations sont bien engagées, on atteint un équilibre magique : « Any great performance is a sacred equilibrium achieved between all the characters involved: singers, instrumentalists, conductor, composer, text, audience. There is a dynamic flow within that state of equilibrium, which is rare and breathtaking.
Lalina Goddard
photo (haut) © Maarten Laupman / photo (bas) © Hans vander Woerd